Terre, une invitation au voyage

Le Baïkal à l'automne

Cédric Gras
Le Baïkal à l'automne

S’il est un rythme qui règle la vie de chacun, c’est bien celui des saisons.

L'Occident nomade a fait de l'été le temps des vacances. Chaque fois que reviennent juillet et août, on se remet sur la route. Pourtant il est une époque de l'année entre toutes qui permet de voyager magnifiquement à contre-pied : l'automne. Et ses splendeurs ne sont jamais aussi bien révélées que dans un pays de taïga, comme au lac Baïkal, en Russie.

Cédric Gras, écrivain né en 1982, a mené de front voyages au long cours, passion de la montagne et études de géographie, avant de s'expatrier une décennie dans l'espace post soviétique, dirigeant notamment des Alliances françaises. Les immensités de la Sibérie et de l'Extrême-Orient russe ont nourri ses premiers récits, publiés aux éditions Phébus. En 2015, il récidive avec L'hiver aux trousses (Stock), qui raconte un voyage en compagnie de la magnificence de l'automne. L'année suivante il publie son premier roman, Anthracite (Stock), sur fond de guerre au Donbass ukrainien, où il a vécu 4 ans, puis en 2017, La mer des Cosmonautes (Paulsen), récit dans lequel il relate une navigation de plusieurs mois sur un brise-glace russe en Antarctique. Sa dernière publication est Saisons du voyage (Stock).

Le Baïkal est un lac de faille aussi profond qu'étroit, fendant la Sibérie sur quelque 600 kilomètres. Alors que les forêts recouvrent les immensités russes de la Baltique au Pacifique, cette balafre d'eau cristalline ouvre d'un coup le couvert des forêts. Elle dégage la vue, proposant un paysage de montagnes et de lisières. L'automne se déploie alors au regard du spectateur. Les arbres flamboient et rougeoient au-dessus des eaux tandis qu'au dessus encore, les hauteurs sont poudrées des premières neiges. Il y a deux rives au Baïkal, l'occidentale et l'orientale. La première est l'évidence du voyageur, accessible depuis Irkoutsk moyennant quelques heures de cahots. Elle propose les charmes de l'île d'Olkhon, haut lieu sacré des populations autochtones bouriates. Ces dernières professent un bouddhisme tibétain mâtiné de chamanisme, et le Baïkal est leur mère, dans toute l'homonymie de ce mot. Ici les steppes sont rases et battues par le vent. C'est un paradis froid et envoûtant. Olkhon offre un panorama ahurissant sur la chaîne de Bargouzine, en face, plein est. À l'automne surtout, lorsque les cimes blanchies reçoivent les derniers feux du couchant. Admirer là-bas la fin du jour, c'est s'illuminer l'âme, emmitouflé dans un chaud manteau et drapé dans l'ombre naissante. Au-delà d'Olkhon plus aucune route, plus aucune piste. La côte est une succession de baies et de caps.

Le plus grand prédateur de la forêt. Le soir, les ours guettent les trichoptères le long du rivage. À minuit, bien rassasiés, ils retournent dans la taïga pour réapparaître à l’aube. - ©Sergey Shitikov

Celui ou celle qui désire pousser plus loin longe les grèves de galets entravées de bois mort. Il croise immanquablement un ours brun descendant s'abreuver dans le clapotis des vagues. Surpris par un intrus, il escalade en un éclair les talus côtiers. À voir son agilité et sa célérité, on est tout heureux qu'il fuie. Si la chance est là, un phoque pointe son museau à la surface des eaux pour compléter la magie des lieux. Et pour la fraîche nuit d'automne, de loin en loin des cabanes abritent le marcheur harassé. Parfois, elles sont habitées par des gardiens des différents parcs et réserves.

Ils vivent au pied des montagnes, avec quelques poules et une bêche pour labourer un petit jardin propret. Un vieux canot gît à coup sûr sur la rive pour la pêche. Une liaison radio quotidienne avec la direction est expédiée avant la soupe. Il n'y a rien à signaler, comme la veille, comme le lendemain, comme toujours. Tout est d'un calme olympien.

En lapant son écuelle, on écoute les ondes grésillantes, fil invisible entre ces îlots d'humanité. Dehors, des cerbères aux allures de loup hurlent aux lisières, ne dissuadant guère les ours de venir parader devant les fenêtres. À l'intérieur, on se satisfait avec bonheur des vieux lits à ressorts, des couvertures élimées, du fauteuil crevé. Un poêle ronronne sous une théière noircie et sifflante. Par le carreau sale, toujours cette intrigante chaîne de montagne orientale, de l'autre côté, qui confère toute sa beauté au Baïkal. Le voyageur plus riche de son temps aura à coeur de s'aventurer sur cette autre rive. Il ne résistera pas à l'appel de cette face cachée du Baïkal, ces portes de l'Extrême-Orient russe, faites de sanctuaires naturels qui semblent inviolés. On appelle cette région Transbaïkalie. Elle est le vrai pays des Bouriates d'aujourd'hui. Là-bas les Slavesne sont qu'une minorité.

Taïga automnale : vue depuis la tour d’observation du nord de la réserve. - ©Sergey Shitikov

L'accès est long, les bateaux qui traversent les eaux, rares. Il faut passer des heures dans le Transsibérien ou plutôt sur les rails du Baïkal-Amour qui contourne le lac par le nord. Puis descendre dans une de ces villes nouvelles qui ponctuent la ligne et qui semblent délaissées déjà. Ceux qui les ont construites en voient de leur vivant la ruine. L'automne est une saison qui semble parfois correspondre à ces grands travaux soviétiques à l'abandon. Si l'on veut rester dans les couleurs de l'été indien, il faut se presser. La fenêtre est étroite aux frontières des saisons. Entre dernières feuilles et premières neiges, la beauté est éphémère. L'hiver va aux trousses du voyageur. Depuis le Baïkal-Amour, on peut certes caboter sur un vieux rafiot. Mais il existe encore une vieille piste oubliée franchissant les montagnes, jusqu'à la vallée de Bargouzine. Elle n'est plus guère empruntée que par quelques camions Oural soviétiques. À faire du stop, on peut attendre des jours entiers dans le silence des bois. Seuls des mineurs passent encore par-là, rejoignant de lointaines carrières.

Les chauffeurs arborent des visages évènes, bouriates, slaves, présentant tout le panel de la Russie métissée. Aussi, mieux vaut convaincre des cavaliers bouriates de vous emmener à travers leurs terres sauvages, par-delà les cols. Plusieurs jours durant, les petits chevaux mongols endurent vaillamment les pierres qui roulent sous le sabot ou les gués des rivières glacées. Ils se gavent d'herbe à la moindre clairière. L'air est cristallin. Automne, saison bénie délivrée des tiques et des moustiques. Les ours sont eux plus préoccupés par la recherche d'une tanière. On trouve parfois leurs traces dans la terre sablonneuse ou bien des déjections mauves à cause d'une orgie de fruits des bois. Avec un peu de chance un porte-musc ou un lapin polaire traverse en un éclair la piste abandonnée devant des yeux émerveillés. Dans l'azur, des vols d'oies sauvages fuient l'hiver à tire-d'aile : la basse-cour du ciel. L'automne enflammé est parfois douché par les intempéries. Le soir au bivouac, un feu vient éclairer les ténèbres et sécher les vestes.

Village de Davsha. Situé sur les rives de la baie Davsha. Au loin, on voit le cap Valukan. Au premier plan se trouve le musée de la réserve naturelle. - ©Sergey Shitikov

Il faut dans ces contrées reculées au nord-est du Baïkal dormir sous un abri de toile. Les écorces de bouleau sont le seul recours pour pallier aux allumettes humides. À moins qu'une goutte d'essence que transportent toujours les Russes ne rende service. Au loin, le brâme d'un cerf occupe les esprits le temps de la cuisson, et un invariable bouillon de viande se retrouve bientôt dans les écuelles pleines de ces aiguilles de mélèzes qui tapissent aussi les chemins. Les mains sont tâchées de myrtilles ramassées au hasard des pauses. Et à chaque aube on reprend la piste qui file vers le sud. C'est par cet itinéraire que passèrent les premiers cosaques de l'empire.

Il faut hâter le pas vers la vallée de Bargouzine où l'automne s'attarde encore. Car au nord, la neige colonise maintenant les versants. Le Baïkal est si vaste, si étiré, qu'il connaît différents climats. Seuls les mélèzes portent encore haut les couleurs de septembre. La toundra d'altitude est semée de confettis rouges ou jaunes. Tout cela va bientôt être balayé par le blizzard et l'une de ces fameuses tempêtes qui font ressembler le Baïkal à une véritable mer intérieure. Il est temps d'arriver. Un matin, c'est la blancheur des gelées sur les arbres nus. L'automne s'est enfui dans la nuit. La vie dans les bois, on s'y habitue, on voudrait ne plus retrouver la civilisation. La taïga semble parfois un territoire sans drapeau. La Russie est gardienne de cette planète par le vide qu'elle instaure. Ces immensités dépeuplées forment tout son exotisme. On parvient à Uliunkhan, où tous les habitants parlent bouriate. On boit le thé dans une maison chauffée d'un poêle russe et décorée d'un calendrier tibétain. Un petit datsan, un temple, a été récemment construit. On rejoint ensuite la capitale bouriate Oulan-Ude par la route balisée d'écharpes bleues nouées aux branches des bouleaux— à moins que ce ne soient des ovoo bouddhistes — ou que l'on ne s'arrête en chemin aux sources sacrées, dont les eaux coulent vers le Baïkal.

Retour