Terre, une invitation au voyage

Pakistan : sous les yeux des cimes

Hubert Prolongeau
Pakistan : sous les yeux des cimes

C'est l'un des plus beaux treks du monde, au cœur de la chaîne du Karakoram, au Pakistan. Longtemps interdit d'accès en raison de l'insécurité dans la région, il est à nouveau accessible.

Le long de l'immense glacier du Baltoro et jusqu'au col mythique du Gondogoro, le marcheur minuscule fraie sa route entre les sommets acérés, dont celui du K2, deuxième plus haut du monde.

Écrasés. Éblouis. Intimidés. Dominés. Rendus à notre fragile petitesse. Monter le long des glaciers de Biafo et du Baltoro vers le plateau de Concordia (4 500 mètres d'altitude), entouré d'une couronne de sommets parmi les plus hauts de la planète, c'est jouer en permanence avec deux lignes qui se croisent, se heurtent : celle, droite et presque plate, du long cheminement dans les pierriers et celle, verticale et étourdissante, des montagnes qui surgissent. Autour de nous, quatre « 8 000 » dont le K2 (8 611 mètres), deuxième sommet du monde, les Gasherbrum I et II (8 080 et 8 035 mètres), et le BroadPeak (8 047 mètres), ainsi que dix autres pics de plus de 7 000 mètres.

Glacier du Baltoro. Les porteurs serpentent entre les éboulis. Pour cette expédition de douze trekkeurs, ils étaient une vingtaine à nous accompagner. - ©Philippe Barthez

La chaîne du Karakoram, au nord du Pakistan, a jailli comme celle de l'Himalaya du choc entre la plaque tectonique indienne et la plaque eurasienne, il y a 80 millions d'années. Pas d'arrondi, pas de formes douces ou érodées : les pics se succèdent les uns aux autres, faces plates et lisses, parfois rectilignes, formes pyramidales se poussant presque du coude pour mieux atteindre le ciel. Les troubles au Pakistan depuis 2004 – guérillades talibans au nord-ouest, attentats jusque dans la capitale, Islamabad... – ont fait classer la région du Karakoram en zone rouge par le ministère français des Affaires étrangères. De nombreux trekkeurs en eurent le coeur brisé : à moins de partir seuls, ils devaient renoncer à l'un des plus beaux parcours du monde, celui qui monte au pied du K2 pour redescendre dans la vallée de Hushe en empruntant le mythique col du Gondogoro. Trois semaines de marche dans un univers purement minéral, dominé par de gigantesques montagnes.

Mais en 2019, la zone est à nouveau classée orange, et les amateurs peuvent s'y ruer. L'aventure commence dans le petit village d'Askole, effleuré par les dernières vagues du glacier de Biafo, le troisième plus long du monde. La longue montée vers Concordia se fera par étapes successives, d'une dizaine de kilomètres chacune, 5 à 7 heures de marche quotidiennes et 300 mètres de dénivelé en moyenne. Chacune se termine dans un camp éphémère que des porteurs, partis les premiers lourdement chargés, montent à chaque étape. Ils installent les tentes pour dormir et la tente mess, qui sert à la fois de salle à manger et de lieu de vie, préparent le repas, déposent les sacs contenant nos duvets et affaires de rechange...

Citadelles de pierre. En longeant les moraines des glaciers de Biafo et du Baltoro, nous prenons la mesure du lieu : ici, les montagnes sont nées d'un choc tectonique d'une grande intensité. - ©Philippe Barthez

Montée vers le glacier du Baltoro

Rien ne saurait être écrit sur ce trek somptueux qui ne prenne aussi en compte cette donnée : tout le chemin que nous parcourons en ahanant, les porteurs pakistanais, pour la plupart issus de la région montagneuse du Baltistan, le font avec des charges de 25 kilos sur le dos, parfois de simples mocassins aux pieds et à une vitesse bien supérieure à la nôtre. Pour cette expédition de douze trekkeurs, ils étaient une vingtaine à nous accompagner. Plus nous avançons, plus la marche devient rude. La longue montée vers le glacier du Baltoro a lieu sur un terrain caillouteux où le sentier se devine plus qu'il ne se voit, où il faut repérer les failles, les descendre puis les remonter. Par moments, le sol se fait boueux, et les mules elles-mêmes peinent à descendre les pentes. Parfois, il faut passer sur un pont plus ou moins solide, et avancer au-dessus du flot impétueux des rivières Braldu ou Panma. Sur le glacier lui-même, des morceaux de glace blanche émergent, comme de grosses meringues sur un gâteau. Sur nos flancs, les géants du Karakoram nous regardent de (très) haut. Le premier sera le Paiju Peak, depuis ses 6 610 mètres.

La tour sans nom. L'un des pics les plus spectaculaires des Tours de Trango. Peut-on passer au pied de telles montagnes sans imaginer les plus folles escapades ? - ©Philippe Barthez

Puis apparaissent les silhouettes élancées des Tours de Trango (6 286 mètres pour la plus haute) et du Cathedral Peak (6 247 mètres). Au loin, par beau temps, on peut déjà apercevoir la masse pyramidale du K2. Deux jours plus tard, c'est le Masherbrum (7 821 mètres) qui s'offre à nos yeux : un majestueux glacier qui roule vers la vallée et d'où il est fréquent de voir, dans un tourbillon neigeux, se déclencher une avalanche. Un peu plus loin apparaît la Tour de Mustagh (7 276 mètres). Le plateau de Concordia est le premier grand moment du voyage. Partout où l'on porte les yeux, ce ne sont que sommets enneigés, cimes imposantes : au loin, la face presque parfaite du K2 ; plus proche, les crêtes moins acérées du Broad Peak ; derrière, les élancements des Gasherbrum ; et le Chogolisa (7 668 mètres)... Comparés à ces géants, le Crystal Peak et le Marble Peak font figure de « petits » 6 000... Arriver à Concordia justifierait déjà largement les ampoules et les courbatures. Pour qui en a le courage, il est possible de pousser jusqu'au camp de base du K2, au prix de huit à dix heures de marche supplémentaires. Ici est dressé un mémorial à ceux qui ne sont jamais revenus. « C'est l'ombre de la mort qui donne son relief à la vie », disait Ingmar Bergman. Ce mémorial, dans ce lieu dont la beauté naturelle a aussi quelque chose d'étouffant, est là pour nous le rappeler.

Départ à 23 heures pour le Gondogoro

L'apogée du trek se situe à quelques heures de marche de Concordia : l'ascension du col du Gondogoro, à 5 585 mètres, égale celle d'un sommet en difficulté et en vertige. Départ à 23 heures, pour que la neige soit la meilleure possible. La lune, presque pleine, baigne le décor d'une lueur laiteuse. Après une marche sur le glacier, ce sont 800 mètres de dénivelé à gravir, souvent sur des pentes très raides. La majeure partie du parcours est d'ailleurs effectuée à l'aide d'une poignée Jumar, accroché à des cordes fixes. Au fur et à mesure de l'ascension, le soleil se découvre et caresse le K2 qu'il peint en rose pâle, triangle lumineux qui accompagne le grimpeur. Les premiers arrivés au sommet assistent à la montée de l'aurore sur la chaîne, les plus lents prenant le spectacle en cours de route, ce qui n'en atténue pas la magie.

Le mauvais temps arrive sur le groupe des Tours de Trango, qui culmine à 6 286 mètres. - ©Philippe Barthez

Le passage du col du Gondogoro est le grand pari du voyage : mauvais temps, mauvaise humeur des porteurs, neige trop peu gelée peuvent en interdire l'accès. Dans ce cas, ce n'est pas seulement le plus beau moment du trek dont les malchanceux sont ainsi privés, mais aussi de la suite de la randonnée. Car on ne contourne pas le Gondogoro, il ne reste qu'à revenir sur ses pas. 

Entre glaciers et moraines - ©Philippe Barthez

Dernières forces

Le dieu des cimes fut avec nous. Au sommet du col, un ciel sans nuages salua nos efforts. Mais ce que l'on a monté, il faut le descendre de l'autre côté. Et c'est presque plus dur. Là encore, les cordes sont nécessaires, le long desquelles on marche avec un noeud autobloquant. C'est un très long éboulis qui coupe le flanc de la montagne, sous la menace de chutes de pierres. Trois heures durant, il faut avancer rapidement, puiser dans ses dernières forces pour rejoindre une moraine plus sûre. Là, sur le versant sud du Gondogoro, le paysage change du tout au tout. Il s'adoucit, prend un côté alpestre. Des fleurs violettes et roses apparaissent, des asters, des edelweiss. Au camp de Huisprung, où il est enfin permis de s'arrêter, les glaciers du Gondogoro et de Trinity se rejoignent. Le pic Laila (6 096 mètres), dont la flèche s'élance avec une pureté géométrique, se reflète dans les eaux de la rivière. Trois étapes plus paisibles nous emmènent aux villages de Saicho puis de Hushe. Petit à petit, la présence de terres cultivées, de femmes travaillant aux champs dès les premières lueurs du soleil, puis d'hommes et – horreur ! – d'une voiture, achève de nous convaincre que ça y est, nous sommes bien redescendus...

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