Terre, une invitation au voyage

Paolo Rumiz : la Via Appia, la mère de toutes les routes

Éliane Patriarca
Paolo Rumiz : la Via Appia, la mère de toutes les routes

Longtemps grand reporter au quotidien italien La Repubblica, pour lequel il a notamment couvert l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, Paolo Rumiz est aussi un écrivain-voyageur aux périples très singuliers.

Il aime arpenter l'Europe dont il a parcouru toutes les frontières, de l'Arctique à la mer Noire ; franchir les Alpes sur les traces du général carthaginois Hannibal, ou descendre le cours du Pô, du Piémont à la mer Adriatique, ou encore avaler 8000 kilomètres, des Alpes aux Apennins, à pied, à vélo ou dans une vieille Fiat Topolino... Autant de voyages qui témoignent d'une fascination pour les confins et les territoires oubliés qui prend racine dans son enfance. Car Paolo Rumiz est né et vit à Trieste, la ville de l'Empire austro-hongrois devenue italienne à la fin de la Première Guerre mondiale, la cité-frontière, charnière entre les mondes latin, germanique et slave.

La nuit de sa naissance, en 1947, ce petit bout de terre est même devenu, pour quelques années, le 'Territoire libre de Trieste'. Paolo Rumiz aime à se décrire « comme slave dans l'âme, allemand dans l'approche culturelle, italien dans la langue et un peu français », car ses premiers voyages l'ont conduit en France mais aussi parce qu'il est imprégné des récits d'Antoine de Saint-Exupéry ou de Nicolas Bouvier. Son premier récit d'itinérance, celui d'un voyage à bicyclette entre Trieste et Istanbul, a été publié en feuilleton d'été dans le quotidien La Repubblica, en 2001. Depuis, il renouvelle l'expérience chaque année, variant thèmes, itinéraires et modes de transport. En 2015, il a choisi de partir de Rome, à pied et sac au dos, avec trois amis, pour aller jusqu'à Brindisi. 29 jours de marche et 612 kilomètres afin de retracer le parcours intégral de la Via Appia, la première des voies romaines.

©Éléonore Hérissé

2327 ans après la construction de cet itinéraire mythique, Paolo Rumiz a ressuscité la mémoire enfouie de la Via Appia. Car la voie mythique, la « reine de toutes les routes », comme l'appelaient les Romains, livrée à l'incurie, a été oubliée, recouverte de périphériques, de parkings, de carrières, barrée de grilles ou de barbelés, camouflée sous d'autres noms. Les dalles de basalte qui la pavaient ont été attaquées à coup de pioches, emportées pour être exposées dans des jardins privés... Paolo Rumiz mène cette quête du passé « les pieds solidement plantés dans le présent ». Il n'omet d'ailleurs « pas la laideur » et « lave le linge sale en public plutôt qu'en famille ».

Il ne cache pas sa colère contre la bétonisation, l'artificialisation, le pillage et l'abandon de ce monument de l'Antiquité européenne. Mais son récit, érudit et tonique, est d'abord, écrit-il, « un geste d'amour désespéré » envers l'Italie. D'ailleurs, c'est l'enthousiasme qui l'emporte durant cette longue marche, l'émerveillement le long de ce chemin laïc qu'il classe bien au-dessus de celui de Compostelle, cette ligne directrice qui file à travers un « gigantesque musée à ciel ouvert ».

Il est ébloui – et nous éblouit – par les « surprises » que prodiguent les paysages du Mezzogiorno, les « sauts de perspective » qu'offre au regard cette ligne tendue en diagonale sur la Botte. Son récit bouillonnant nous fait rêver, suscite des impatiences dans nos jambes démangées par l'envie d'aller fouler les antiques pavés, nous allèche par la description de la « bonne chère méditerranéenne », des repas pantagruéliques et emblématiques de l'hospitalité des habitants du sud de l'Italie : aubergines frites, orrechiete, cavatelli, friture de pois chiches, ricotta au céleri, pecorino et saucisse piquante, compote de figues de Barbarie... Paolo Rumiz a entrepris ce voyage et son récit avec la volonté de restituer au patrimoine l'axe qui résume l'histoire de l'Italie, avec l'espoir aussi « qu'une armée de voyageurs viendra prendre en main ce fil d'Ariane ». Pari réussi : sa bible voyageuse a réussi à dégager la Via Appia des toiles d'araignées, à replacer ce parcours mythique sur le devant de la scène. Le gouvernement italien s'est engagé à réhabiliter la Via Appia et à en aménager les 29 étapes pour les randonneurs. Pour que l'antique voie romaine reprenne enfin vie...

Entretien avec le reporter marcheur. Texte d'Éliane Patriarca.

- TERRES D'AVENTURE : Avant cette marche, quelle image aviez-vous de la Via Appia ?

Paolo Rumiz : Comme Triestin, mon imaginaire est plutôt focalisé sur la Via Claudia Augusta qui va de la mer Adriatique au Danube, sur les grandes voies qui cheminent jusqu'à Vienne, ou encore sur les zones frontières. La Via Appia était un grand centre du monde méditerranéen mais je n'en ai pris conscience que durant le voyage. J'avais surtout en tête le mythe : par exemple le poète Horace qui raconte dans la Cinquième Satire de son premier livre son voyage de Rome à Brindisi, tantôt à pied, tantôt en barque, tantôt en chariot. Au collège, j'avais étudié ce texte et j'avais toujours eu l'envie d'aller voir ce qui avait changé le long de cette ligne.

- T. A. : Quel a été le déclencheur de cette entreprise mémorielle ?

P. R. : Tout le monde me déconseillait d'y aller : « Tu vas traverser des banlieues délabrées, malfamées, tu vas rencontrer des chiens errants qui ne te laisseront pas passer, et puis il y a la Camorra, la Mafia, les propriétés privées...» J'ai failli renoncer à mon projet. Mais je me disais: ce n'est pas normal, c'est la première route d'Europe, la « reine de toutes les routes » comme l'appelaient les Romains, et les marcheurs ne pourraient pas la parcourir ? Finalement, l'esprit de contradiction l'a emporté, je me suis dit que c'était justement un défi. Et puis, je partais avec Riccardo Carnovalini, peut-être le plus grand randonneur d'Italie, un dompteur de ronciers et de torrents. C'est à lui d'ailleurs que l'on doit le guide pratique des 29 étapes, inséré à la fin de l'ouvrage. Nous avons été les premiers à refaire la première route d'Europe, après des siècles d'oubli.

- T. A. : Comment s'explique le délabrement de ce monument du patrimoine européen ?

P. R. : L'abandon est relativement récent. Les cartes des années 50 le prouvent : la Via Appia y est très lisible dans les campagnes. Les paysans vivaient alors quotidiennement la légende de la mère des routes. Puis sont venues les années 60 et la bétonisation massive. Les bulldozers ont tellement modifié les paysages de la campagne au sud de Rome que la vieille ligne a parfois disparu, que les antiques pierres basaltiques ont été extirpées de la Via Appia, volées ou utilisées pour d'autres travaux. Au-delà de Benevento et d'Irpinia, la voie disparaît même parfois. Heureusement, sur des sites plus escarpés, plus montagneux, elle reste très visible, très bien conservée.

- T. A. : Concrètement, comment avez-vous travaillé ?

P. R. : Je prenais des notes en marchant, je remplissais un calepin par journée. Quand on écrit en marchant, parfois on n'écrit que 10 mots sur une page ! Le soir, il faut se relire pour s'assurer que tout sera compréhensible au retour, pour fixer la mémoire, pour améliorer. À la fin du voyage, j'ai commencé à écrire chez moi. Auparavant, j'avais fait beaucoup de voyages avec différents moyens de transport : en Fiat Topolino comme Nicolas Bouvier pour traverser les Apennins, à vélo ou en bateau sur le Pô. Mais je n'avais jamais fait un aussi long voyage à pied.

- T. A. : Votre récit est plein de contrastes, entre merveilles oubliées et échangeurs routiers terrifiants

P. R. : Tout au long du voyage, j'ai marché le long d'une ligne de partage entre indignation et enchantement. Entre la colère de voir ce territoire dilapidé, bétonné, gaspillé d'une part, et la fascination pour les paysages et l'hospitalité des gens du Mezzogiorno d'autre part. Même dans ces zones que l'écrivain Roberto Saviano décrit dans Gomorra comme les plus périlleuses. Ce qui ne veut pas dire qu'il se trompe ! Mais celui qui voyage à pied a la chance de rencontrer les habitants, les yeux dans les yeux. Ça désamorce l'agressivité. Les Apennins sont beaucoup moins connus que les Alpes, mais aussi beaucoup moins attendus, pleins de charmes insoupçonnés. Autrefois, ils étaient la presqu'île qui permettait à Rome de contrôler toute la Méditerranée. La Via Appia le montre. Deux ans plus tard, en avril 2017, j'ai fait une randonnée dans les Apennins sur la ligne de faille du tremblement de terre d'Amatrice. J'ai alors découvert des lieux enchanteurs, des paysages fabuleux.

Un jour par exemple, je me suis retrouvé dans une plaine entourée de sommets enneigés, avec un petit lac, plein de grenouilles, de lentilles d'eau en fleur : une beauté stupéfiante. Les Apennins recèlent quelque chose de magique, très connecté avec les tremblements de terre qui les secouent régulièrement.

Là-bas, le divin n'est pas seulement dans le ciel mais dans la terre profonde et se manifeste, avec violence parfois, avec une fertilité incroyable souvent. C'est magique de marcher sur la ligne de crête montagneuse et d'apercevoir d'un côté l'Adriatique, de l'autre la mer Tyrrhénienne.

- T. A. : Une jeune archéologue assure dans le livre que le territoire, on le sauve en le racontant. Est-ce vrai ?

P. R. : Absolument ! Les pierres parlent, encore faut-il connaître leur langue et être capable de les faire parler. Dans le sud de l'Italie, il y a beaucoup d'archéologues et d'habitants qui ont cette capacité de donner vie aux pierres, alors le voyage devient féérique. Ce qui m'a frappé, c'est la manière dont les gens du Sud se sous-estiment. Ils vivent leur territoire comme un lieu marginal, qui ne sera jamais riche et qui restera à jamais éloigné de l'État. Les habitants du Mezzogiorno n'en croyaient pas leurs yeux de voir des gens du Nord – des étrangers – venus sur leurs terres chérir leur route ! Ce livre a permis aux gens de se retrouver autour d'un symbole. La Via Appia a entraîné des communes qui ne se parlaient plus à renouer le dialogue.

- T. A. : Du latin à la campanie et jusqu'aux Pouilles, vous marchez et observez comme si vous étiez en terre étrangère !

P. R. : Souvent, l'étranger regarde votre territoire avec une certaine innocence, avec un œil vierge de tout préjugé et cela vous force à revoir votre patrie, votre région, avec des yeux différents. Et oui, sur la Via Appia, j'étais un étranger : je viens du nord de l'Italie, je suis plus Autrichien qu'Italien, avec une tradition de Wanderer, de randonneur, issue du monde germanique.

- T. A. : Ou en est le projet de réhabilitation de la Via Appia ?

P. R. : Deux jours avant le début du confinement en Italie, nous avions organisé une grande conférence de presse à Rome. Le gouvernement a officiellement annoncé qu'il investirait 20 millions d'euros pour la valorisation et la promotion de la Via Appia, son aménagement en sentier de randonnée, son balisage, son équipement en fontaines et en trottoirs. Un groupement de trois entreprises a remporté le premier appel d'offres pour élaborer les variantes là où il n'est plus possible de passer à pied, faire le tracé, baliser, mettre en sécurité les portions rendues dangereuses à cause de la circulation routière, des éboulis ou encore des cours d'eau.

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Journaliste indépendante spécialisée en environnement, sciences et outdoor, Éliane Patriarca a longtemps travaillé au quotidien Libération. Autrice de plusieurs livres, dont Amère Libération, Italie 1944 (éd. Arthaud, 2017), elle a coécrit avec l'alpiniste Élisabeth Revol Vivre, Ma tragédie au Nanga Parbat (éd.Arthaud, 2019). Elle a aussi traduit et dirigé l'édition des récits de Walter Bonatti, Mon voyage dans le Grand Nord américain, (éd. Arthaud, 2019).

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