Terre, une invitation au voyage

Bernard Ollivier : à la vie, à la marche

Antoine De Baecque
Bernard Ollivier : à la vie, à la marche

Bernard Ollivier marche et fait marcher. Vers Compostelle, le long de l’ancienne Route de la Soie ou suivant la Loire, il préfère traverser des chemins d’histoire.

Depuis près de vingt ans, Bernard Ollivier partage cette expérience de la marche avec des jeunes en difficulté au sein de l’association « Seuil », qu’il a fondée et dont Terres d'Aventure est partenaire : il leur propose de marcher sur 2 000 kilomètres afin d’apprivoiser leurs loups intérieurs. 

La marche possède cette vertu de pouvoir commencer sur le tard, pour reprendre le titre d’un ouvrage manifeste de Bernard Ollivier, La vie commence à 60 ans. En ce cas, la marche ne fut pas seulement une découverte tardive : plutôt une véritable thérapie, et mieux encore, la révélation qui sauve une vie. La cinquantaine active, Bernard Ollivier fut un journaliste réputé pour sa plume. S’il a « fait » beaucoup de journaux, de L’Aurore au Parisien, du Figaro au Matin de Paris, c’est qu’il était très demandé. Cette reconnaissance ne fait pas tout. L’homme est dévasté par la mort brutale de sa femme. Il tente de travailler plus encore pour oublier. Rien n’y fait, le mal ronge l’inconsolé. « Dix ans plus tard, je n’arrivais toujours pas à accepter cette disparition. J’ai fait une dépression, ponctuée d’une tentative de suicide. J’avais l’impression d’avoir raté ma vie. » Il lui faut sortir de cette spirale.

Il anticipe sa retraite, à 60 ans, et, six jours plus tard, se retrouve sur le chemin de Compostelle. « Prendre la route, partir à pied, ressentir mon corps et le temps qui passe, éprouver ma solitude à l’aune de rencontres de passage, voilà mes motivations. Je suis athée, je n’étais pas marcheur : a priori, aller à Compostelle n’était pas fait pour moi. Mais la question qui me taraudait, Ai-je envie de continuer à vivre ?, m’a conduit jusqu’à Saint-Jacques. »

Le premier pas

La réponse survient au rythme simple du pas à pas, activée par l’animation pédestre de la machine animale. Les 700 premiers kilomètres, de Paris au Puy-en-Velay, lui servent d’examen de sa propre existence, selon le registre traditionnel du « D’où viens-je ? Où vais-je ? »

Puis affleure une autre question, qui montre que Bernard Ollivier est guéri : « Qu’est-ce que je veux faire de ma vie désormais ? » C’est un hasard de rencontre dont la marche est riche, qui lui indique la voie.

Cela se passe durant une tempête de neige dans les monts du Forez, quand le marcheur s’égare. Il finit dans une auberge providentielle, dont il est le seul client. Le patron lui parle de « deux prisonniers belges passés il y a quinze jours qui étaient « condamnés à faire Compostelle ». Cette expression trotte dans la tête de Bernard Ollivier. Il se renseigne sur ces « prisonniers », comprend qu’un juge bruxellois leur a proposé « la prison ou la marche », et qu’ils sont partis avec un guide pour 4 mois et 2 500 kilomètres jusqu’à Saint-Jacques. « J’ai trouvé ça génial ; j’avais trouvé la cause pour laquelle m’engager le reste de mon existence ! » L’ironie de l’histoire est que Bernard Ollivier n’a jamais pu rencontrer les « prisonniers belges », accélérant son rythme pour les rejoindre, mais les doublant sans le savoir, car ils campaient tandis que lui passait de gîte en auberge. 1 300 kilomètres plus loin, le voilà à Compostelle, les souliers usés, le corps fatigué mais régénéré, et une idée bien ancrée dans la tête.

Le chemin de Saint-Jacques entre le Puy-en-Velay et Conques, France

Marcher et faire marcher

Depuis, Bernard Ollivier combine la marche pour lui et la marche pour les autres. Il s’est donné quelques défis personnels, souvent liés à l’épreuve du temps — quatre années pour rejoindre Pékin à pied — et à son intérêt pour l’histoire : c’est la « Route de la Soie » qu’il suit ainsi à travers l’Asie, via Samarkand et les caravansérails d’autrefois.

D’autres aventures suivent : descendre la Loire sur 1 000 kilomètres, à pied puis en canoë, rejoindre Istanbul par l’Italie, les Balkans et la Grèce. Il en fait des livres, puisque ce savoir-faire ne l’a pas quitté : écrire ce qu’il ressent, ce qu’il apprend, transmettre au plus grand nombre. Là aussi, « ça marche » : sa Longue marche en trois volumes, ses Aventures en Loire, lui valent de jolis succès, des dizaines de milliers de lecteurs et la reconnaissance d’un petit éditeur qui s’est engagé à ses côtés dès ses débuts d’écrivain-randonneur, Phébus. La marche pour les autres, c’est Seuil, l’association qu’il a fondée en mai 2000. Sur le modèle belge d’Oikoten, qui en grec ancien veut dire « loin de la maison » mais aussi « par ses propres forces ».

Bernard Ollivier accueille des mineurs en grande difficulté, de 14 ans et demi à 18 ans, qui lui sont adressés par des juges ou l’Aide sociale à l’enfance. Beaucoup sont menacés d’incarcération pour délinquance. « Souvent, précise Ollivier, on vient en dernier recours. On propose à ces jeunes le défi suivant : marcher 2 000 kilomètres à l’étranger, seul avec un adulte, sans téléphone portable, sans musique.

4 jeunes sur 5 refusent, c’est trop loin de leur monde, de leur bande, de leur cité, de leurs valeurs. » Le cinquième restant signe sa « lettre de demande de marche », ce qui représente, pour ces adolescents, un véritable engagement de leur part. « S’il n’y avait pas cette rupture avec leurs habitudes et leur passé, cela ne fonctionnerait pas », certifie le fondateur.

Un pèlerin arrivant à la cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle, Espagne

Trois semaines plus tard, le jeune néo-marcheur et son « accompagnant » font connaissance, passant une semaine ensemble dans un gîte. Les règles sont exposées clairement : trois mois de marche, soit en Espagne (de l’Andalousie à Compostelle), soit en Italie (de la Calabre au Piémont) ou à travers l’Allemagne, 25 kilomètres par jour, un repas quotidien partagé avec l’accompagnant et 15 euros en poche. À l’arrivée, au terme de l’épreuve, une orientation scolaire ou professionnelle leur est proposée. « Ils n’ont aucune contrainte, précise le fondateur de Seuil, ils peuvent arrêter s’ils le désirent. Mais on ne rencontre que 15 % d’échec. En prison, c’est au contraire 85 % de récidive durant la première année. Et on coûte cinq fois moins cher… »

Un chemin difficile

Pourtant, l’histoire de Seuil est résistible : l’association a été interdite, a suscité l’ire du ministre de la Justice, le scepticisme des éducateurs. Pendant les dix premières années, seuls 15 jeunes ont pu marcher. Il faut attendre le début des années 2010 pour voir les choses évoluer, notamment avec la reconnaissance officielle de la Protection judiciaire de la jeunesse en 2012, sous la pression des juges, de plus en plus convaincus par les vertus de la marche. « Ces jeunesse construisent, explique Ollivier. C’est la première fois qu’on leur fait confiance, qu’ils décident pour eux-mêmes, qu’ils se tracent un chemin. Au cours des étapes, les gens qu’ils croisent les encouragent, parfois les admirent. Là encore, c’est une première pour eux. Et puis, ils font une rencontre, avec l’accompagnant. Ce sont des personnalités remarquables, avec du charisme et de l’humilité, prêts à beaucoup parler. Ils ne font pas la morale, ils sont à l’écoute. En fait, ils s’apprivoisent mutuellement : le premier mois cela peut être l’enfer, le deuxième le purgatoire, et le troisième c’est souvent le paradis. » Au retour, le rituel veut qu’il y ait une petite fête, avec les parents, le juge, des amis.

« On voit qu’ils ont changé, raconte Bernard Ollivier, qu’ils sont fiers d’avoir fait ça. Ils se sont révélés à eux mêmes. Une fois, un gamin a dit : “J’étais un blaireau, je suis devenu un héros !” On était tous très touchés. »

Aujourd’hui, Bernard Ollivier a 80 ans. Il marche moins, il a pu passer la main à la direction de Seuil, il a surmonté un cancer des poumons, et s’est installé avec sa compagne ,rencontrée sur les bords de Loire — la marche a tout fait dans sa vie —, dans une petite maison normande retapée par ses soins. Il ne marche plus, mais d’autres le font pour lui : tous les ans, ce sont désormais 35 jeunes qui se sauvent de la délinquance par la marche.

Bernard Ollivier publie, entre 2000 et 2003, les trois volumes de son odyssée pédestre monumentale le long de la Route de la Soie : Longue marche (« Traverser l’Anatolie », « Vers Samarcande », « Le Vent des steppes »), qui obtient le prix Joseph Kessel. Suivent Aventures en Loire. 1 000 kilomètres à pied et en canoë (2009), Sur le chemin des Ducs, la Normandie à pied (2013), puis Marche et invente ta vie : adolescents en difficulté, ils se reconstruisent par une marche au long cours (Artaud, 2015). L’ensemble est publié chez Phébus.

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