Terre, une invitation au voyage

[Écologie] De l'influence du climat sur la nature

Éliane Patriarca
[Écologie] De l'influence du climat sur la nature

À Chamonix, les scientifiques du Centre de recherche sur les écosystèmes alpins travaillent au diapason de la Nature, des rythmes de développement des espèces animales et végétales. Ils observent notamment comment le réchauffement climatique impacte leur métronome biologique.

Elle est à peine revenue d'une semaine à crapahuter à quelque 2 000 mètres d'altitude sur les traces du lièvre variable, petit mammifère alpin aussi doué pour le camouflage qu'un agent du Bureau des légendes. « Il m'a fatiguée », admet en riant Anne Delestrade, de retour dans les bureaux du CREA, le Centre de Recherches sur les Écosystèmes d'Altitude qu'elle a fondé et dirige à Chamonix. Écologue, chercheuse associée au Laboratoire d'Écologie Alpine de l'Université de Savoie, elle est aussi très bonne skieuse, ce qui aide quand il faut pister oiseaux ou fleurs des montagnes, ou planter son bivouac à l'affût des chocards ! Son travail sur le terrain est subordonné aux rythmes de la nature, à ce calendrier biologique qui scande la vie des espèces animales et végétales. « L'étude de l'apparition de ces événements périodiques, déterminés par les variations saisonnières du climat, constitue la phénologie, explique Anne Delestrade. Cela concerne les végétaux avec l'observation des différents stades de leur vie : l'éclosion du bourgeon, la floraison, la maturité du fruit, la décoloration puis la chute des feuilles, mais aussi les animaux : l'arrivée des oiseaux migrateurs, la nidification, la sortie des marmottes, l'apparition des larves des insectes, la reproduction, la ponte... » 

Quelques degrés de plus et la partition naturelle change

La température est un facteur prépondérant dans le déclenchement de ces phénomènes saisonniers récurrents. Quelques degrés de plus suffisent par exemple à avancer de plusieurs semaines l’ouverture des bourgeons ou la ponte des oeufs. Les événements saisonniers constituent donc de précieux indicateurs de l’impact du changement climatique sur les écosystèmes. Répétées pendant plusieurs années, les observations permettent d’analyser la réponse des plantes et des animaux au réchauffement. « Le massif du Mont-Blanc est en outre un milieu particulièrement intéressant pour l’étude de l’impact du changement climatique sur la biodiversité, souligne l’écologue. Le réchauffement y est deux fois plus rapide que dans le reste de l’hémisphère Nord et grâce à son gradient d’altitude de 4 300 mètres, le massif permet d’observer une faune et une flore particulièrement diversifiées. »

Du point de vue des écosystèmes, partir de Chamonix et grimper jusqu’aux sommets, c’est comme voyager entre Marseille et le nord de l’Europe !

« De plus, la majorité des espèces alpines sont spécialisées, adaptées aux contraintes de l’altitude : températures basses, présence de neige, courte saison de végétation due à un enneigement prolongé et faibles températures estivales. »

Grimper ou changer, mais s'adapter

Mais depuis le milieu des années 1980, la durée de l'enneigement dans les Alpes françaises s'est significativement réduite et les températures estivales ont augmenté. En 2004, pour documenter la réaction des espèces végétales et animales dans les massifs alpins, le CREA a lancé un programme de sciences participatives, baptisé Phénoclim. Treize espèces végétales — mélèze, épicéa, sapin pectiné, pin sylvestre, bouleau pubescent et verruqueux, frêne, hêtre, noisetier, lilas commun, sorbier des oiseleurs, primevère officinale et tussilage — ainsi que deux espèces animales — grenouille et mésange — ont été choisies. La première étape a consisté à recruter un réseau d'observateurs — professionnels et amateurs — susceptibles d'effectuer des relevés près de chez eux. Chacun a choisi trois individus d'espèces différentes et note chaque semaine les grandes étapes de la vie de la plante ou de l'animal. « Ce serait impossible à nous seuls chercheurs de couvrir autant de milieux et d'espèces différentes, précise Anne Delestrade. Grâce à notre réseau de bénévoles, on peut obtenir beaucoup de données sur environ 150 zones du massif. »

Phénoclim s'appuie aussi sur un réseau de 60 stations de mesure des températures installées dans le massif des Alpes, et sur les photos prises par un ensemble d'appareils qui se déclenchent automatiquement ou au passage d'un animal. Les observations menées depuis quinze ans dans le massif du Mont-Blanc par le CREA mais aussi par les laboratoires français, suisse, italien, autrichien avec lesquels il travaille, montrent que les rythmes saisonniers sont affectés. Globalement, pour survivre au réchauffement, les espèces vont soit grimper vers le haut pour retrouver les conditions climatiques qui leur conviennent, soit changer de comportement pour s'adapter aux nouvelles conditions. Par exemple, on a observé au cours des 50 dernières années une tendance générale à l'avancée des évènements saisonniers, de 2 à 5 jours par décennie pour les plantes et animaux terrestres. « L'arrivée des oiseaux migrateurs au printemps est elle aussi plus précoce, d'environ quinze jours en 30 ans », ajoute Anne Delestrade.

Le Mont-Blanc de plus en plus vert

Pour la majorité des espèces végétales, la hausse des températures printanières couplée à la fonte plus précoce du manteau neigeux provoque un développement plus précoce. « Le débourrement, ce moment de l'année où les bourgeons des arbres se développent pour laisser apparaître le duvet et les jeunes feuilles et fleurs — survient de plus en plus tôt. La date a avancé de 4 jours pour le bouleau et de plus de 6 jours pour le frêne. » Mais les rythmes de la nature ne sont pas binaires : leur partition résulte d'une combinaison complexe d'événements. « Le vivant est toujours très difficile à modéliser, prévient Anne Delestrade. Les espèces ne répondent pas toutes de la même façon au changement climatique, ce qui génère un risque de "désynchronisation" des rythmes entre espèces interdépendantes. » Par exemple, pour le bouquetin, la date de mise bas ne dépend pas des conditions printanières mais surtout de la date de l'accouplement à l'automne. Les années à hiver et/ou au printemps chaud, il se produit un décalage entre le pic de production de la végétation et les besoins en herbe des bouquetins. Voilà pourquoi on observe une mortalité plus importante des jeunes bouquetins dans le parc national du Grand Paradis les années au printemps précoce.

La plupart des espèces grimpent en altitude : de 30 à 100 mètres par décennie pour les animaux, et d'environ 30 mètres pour les plantes forestières au cours du XXe siècle. Les espèces adaptées aux conditions plus chaudes et venant de plus basse altitude gagnent du terrain contre les espèces alpines adaptées à des conditions froides mais mauvaises compétitrices.

Un chercheur du CREA, Brad Carlson, a aussi mis en évidence un « verdissement » des Alpes. Grâce à l'utilisation d'images satellite de haute résolution, il a montré que la couverture végétale est devenue plus importante en Oisans tout comme dans le massif du Mont-Blanc au cours des trois dernières décennies. Avec la diminution de la durée d'enneigement et le réchauffement estival, les plantes alpines montent et colonisent les nouveaux milieux disponibles que sont les zones de névés. Le problème, souligne Anne Delestrade, c'est que monter en altitude implique aussi une perte de surface disponible pour l'habitat, étant donné la forme « en pointe » des montagnes.

La renoncule des glaciers, une plante spécialiste des marges glaciaires, devra monter de 1 200 mètres d'ici 2100 pour retrouver les conditions climatiques favorables à l'espèce. Mais survivra-t-elle avec un habitat réduit de 80% en surface ?

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