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Haut en saveur : le Refettorio

Elianne Patriarca
Haut en saveur : le Refettorio

C’est à partir des reliefs de la société de consommation que le grand chef italien Massimo Bottura a imaginé offrir des dîners gastronomiques aux plus démunis. Son concept de Refettorio utilise les invendus et surplus alimentaires au service de la solidarité et de l’inclusion sociale.

Après Milan, Rio ou Londres, un Refettorio a vu le jour au coeur de Paris, dans un cadre joliment rénové. Le projet a reçu le soutien de Terres d'Aventure, via sa Fondation Insolite Bâtisseur Philippe Romero. Reportage en salle et en cuisine.

Soupe de carottes au raifort avec chapelure de focaccia, encornets poêlés sauce à l'encre de seiche avec riz et brocolis, pomme au four, lemon curd et cookie au gingembre. » Le menu est original et le fumet qui s'échappe de la grande cuisine, prometteur. Pourtant, le jeune chef du Refettorio, Maxime Bonnabry-Duval, et sa seconde, Solène Gallard, ont dû improviser avec les ingrédients disponibles dans l'économat et les congélateurs. Leur imagination et leur savoir-faire sont chaque jour mis à l'épreuve, car au Refettorio, restaurant solidaire ouvert à Paris en mars 2018, on combat le gaspillage alimentaire en ne cuisinant que des invendus. Des surplus récupérés auprès de la grande distribution qui sont ici transformés et ennoblis avec l'exigence d'un restaurant gastronomique. Les repas – entre soixante-cinq et quatre vingts chaque soir – sont destinés à des personnes démunies, en état de précarité ou d'exclusion, accidentés de la vie, chômeurs en fin de droits, migrants, sans-abri... Pourtant, il est « hors de question de ressembler à une soupe populaire ! », souligne Solène Gallard, ni dans le contenu de l'assiette ni dans sa présentation. L'esthétique et la qualité sont en effet des principes chers à Massimo Bottura. Le chef triplement étoilé au Michelin avec l'Osteria Francescana, à Modène, a fondé l'association Food for Soul pour combattre le gaspillage alimentaire via l'inclusion sociale.

©Gwennaëlle Wit

Il a ouvert le premier Refettorio en 2015 à Milan, le deuxième à Rio en 2016, le troisième à Londres... Une démarche caritative, écolo, mais aussi culturelle qui fait rimer éthique et esthétique. « Souvent, on réserve la beauté aux milieux aisés, aux personnes fortunées, observe Déborah Bailet, directrice du Refettorio. Ici, au contraire, nous donnons accès à la beauté pour que nos invités se sentent accueillis et considérés. » L'esthétique de l'assiette comme un baume, donc, mais aussi celle du lieu : la crypte de l'église de la Madeleine, au coeur des quartiers cossus de Paris. « La crypte était déjà occupée par le Foyer de la Madeleine qui dispense 250 repas à midi pour un tarif modique. » Une architecture singulière, « mais un lieu froid, un mobilier disparate », poursuit la directrice. L'artiste JR, à l'origine du projet à Paris tant il avait été enthousiasmé par le Refettorio de Rio, ainsi que les designers Nicola Delon et Ramy Fischler, ont transformé les longues allées voûtées, tout en pierres brutes, en un restaurant chic et accueillant : tables et chaises claires, lumière nichée dans les arches, moquette épaisse, assiettes de porcelaine Bernardaud, petites lampes signées Starck et quelques « nuages » accrochés aux voûtes par JR pour rêver encore. 

16h45

En cuisine, Claire, la trentaine, en tablier et gants de latex, innove. C'est sa première soirée de bénévolat ici et c'est aussi la première fois qu'elle prépare des têtes d'encornets ! À côté d'elle, Jöchen, qui en est à sa deuxième soirée de bénévolat, nettoie les corps des calmars. Suisse allemand, il travaille à Paris depuis six mois, et se montre enthousiasmé par ce restaurant vertueux. Solène règne sur des casseroles plus grandes qu'elle, et apprête la sauce à l'encre de seiche. Tel Shiva, Maxime ne cesse de se dédoubler entre tous les postes de travail. À l'autre angle de la cuisine, Flavia s'occupe des desserts. Argentine, cette cuisinière professionnelle arrivée en France il y a sept ans aime venir ici donner un coup de main et perfectionner son français avec l'équipe du Refettorio. Au milieu, la plonge où officie déjà Ibrahima, Sénégalais installé en France depuis près de trente ans, et fort d'une longue expérience dans la restauration collective.

©Gwennaëlle Wit

17h30

Concentration maximum, la course contre la montre est engagée : les portes ouvriront dans une heure. Des horaires adaptés aux « invités » du Refettorio, dont une bonne partie dort en foyers d'hébergement. Dans la salle, l'escouade de bénévoles est arrivée. Il y a les habituées comme Marie-Claude, bénévole référente chaque lundi, et les novices comme Aurélie et Coco. Damien, le médiateur, leur explique l'organisation du service entre salle et cuisine, répartit les tâches – prendre la commande, aller chercher le plat, le servir à la table, veiller à l'eau et au pain –, leur présente Ahmad, chef de salle. Syrien, en France depuis quatre ans, il a trouvé ici un emploi qui lui permet de financer ses études en sciences politiques.

©Gwennaëlle Wit

18h30

Les premiers arrivés sont des habitués, que Damien accueille chaleureusement. Marie-Claude scanne leur carte ou enregistre le numéro de la réservation. La plupart disposent d'une carte dispensée par une des associations de lutte contre l'exclusion avec lesquelles travaille le Refettorio : Emmaüs, Ozanam ou le Refuge. « Elles décident qui a le plus besoin de venir ici », explique Déborah Bailet. Les réservations se font en ligne via une plateforme dédiée aussi aux associations. Une nouveauté. « Le Refettorio, avec son allure de restaurant de luxe, peut effrayer, repousser des personnes depuis trop longtemps à la rue ou en grande précarité. Ici, il faut en effet réapprendre les codes sociaux du restaurant, laisser ses vêtements au vestiaire, attendre son plat... Certains étaient mal à l'aise, on voyait qu'ils avaient envie de manger le plus vite possible, ou d'emporter de la nourriture et de s'en aller. Désormais, grâce à la plateforme, les invités viennent en groupe, accompagnés par un bénévole, et peuvent ainsi se familiariser en douceur avec le lieu, ses usages, et l'équipe. » 

Au début, lorsque l’approvisionnement laissait encore à désirer, Maxime et Solène ont essuyé eux aussi quelques sueurs froides. « Le premier jour, alors que des grands chefs avaient été invités, on s’est retrouvés avec une énorme quantité de petits snacks salés ! se souvient Maxime. Il a fallu toute l’inventivité de Yannick Alléno et d’Alain Ducasse pour les transformer en un velouté original à base de céleri ! » Mais depuis 2016, la loi oblige les supermarchés à donner leurs invendus non périmés à des associations caritatives, et les partenariats noués permettent d’équilibrer menus et quantités : la Banque alimentaire fournit oeufs et produits frais, Metro la viande, Transgourmet Seafood le poisson, Elle et Vire la crème et le beurre, Apollonia Poilâne offre le pain, Cacao Barry le chocolat.

©Gwennaëlle Wit

Deux à trois fois par mois, un chef renommé est invité en cuisine. La plupart ne viennent pas les mains vides : Olivier Roellinger a ainsi fait don d'une collection de ses fameuses épices. Au total, 500 kilos de nourriture sont cuisinés chaque semaine, dont 95% d'invendus. Ce soir, il y a quelques dîneurs solitaires, mais la plupart sont attablés par groupes de deux, trois, quatre, et forment des tablées animées. Bénévole chargé du service en salle, Rachid engage la discussion avec tous. Lui-même a vécu dix années de galère, sans emploi, « seul dans ma grotte », dit-il. Il fréquente encore les Restos du coeur. Mais ici, grâce au bénévolat, il a remis un pied dans le monde du travail, retrouvé la fierté de pouvoir « donner » – « un repas c'est important, vous savez ! » – et de faire partie d'une équipe. Le ballet du service entre cuisine et salle est bien réglé, les derniers invités arrivés, à peine assis, écoutent le menu tandis que d'autres entament les pommes au four. Beaucoup s'attardent pour discuter, entre eux ou avec les bénévoles, ou encore avec Solène qui vient toujours en salle échanger, parler des plats ou de leur vie.

©Gwennaëlle Wit

20h30

Les portes se ferment. Bénévoles et salariés peuvent souffler : à eux maintenant de déguster leur repas !

Des hommes de bonne volonté

Quand l'artiste JR découvre à Rio le Refettorio impulsé par Massimo Bottura, il est enthousiasmé. Rentré à Paris, il contacte le chef italien et convainc son ami Jean-François Rial, le PDG de Voyageurs du monde, de décliner le modèle du restaurant solidaire antigaspi à Paris. À eux trois, ils créent l'association Refettorio-Paris, se mettent en quête du lieu adéquat, s'emballent pour la crypte de l'église de la Madeleine. Jean-François Rial pilote le projet, JR transforme la crypte, avec l'aide d'artistes et d'architectes, en un espace de restauration accueillant. Le Refettorio ouvre le 15 mars 2018. Aujourd'hui, l'association emploie huit salariés, mobilise une vingtaine de bénévoles par jour et sert en moyenne soixante-dix repas chaque soir de semaine. Le budget annuel est de 350 000 euros, financé uniquement par des mécènes via des fondations d'entreprises telles que la Fondation Carrefour, Accor Solidarity, la Fondation Insolite Bâtisseur Philippe Romero, Salesforce, Terre & Fils...

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