Terre, une invitation au voyage

Immersion chez les Tsaatan de Mongolie

Brice Portolano
Immersion chez les Tsaatan de Mongolie

Dans notre dernier numéro du magazine TERRE, consacré à l'errance, le photographe Brice Portolano nous emmène à la rencontre des Tsaatan, aux confins de la Mongolie.

En Mongolie du Nord vivent des éleveurs de rennes. Cette communauté nomade peuple les montagnes depuis des siècles et pratique un élevage de subsistance. Ils déplacent leurs tipis au rythme des saisons pour nourrir leurs bêtes et perpétuer ce mode de vie hors du temps. On les appelle les Tsaatan.

Une rencontre avec les Tsaatan se mérite, car le voyage est long avant d'atteindre la vallée de Darkhad. Même selon les critères mongols, cette vallée toute proche de la frontière avec la Russie est considérée comme très isolée. Mon voyage commence à Oulan-Bator, capitale du pays, où se côtoient voitures électriques et centrales à charbon, tours de verre et yourtes traditionnelles. Une longue journée de car m'attend pour rejoindre la petite ville de Mörön. Durant le trajet, mon esprit vagabonde et j'observe la steppe, immense et infinie. J'imagine une horde de cavaliers de l'époque de Gengis Khan surgir au galop du sommet de l'une de ces collines.

Des tipis se dressent en bordure de taïga. À l’arrivée des premières neiges, les Tsaatan quitteront les lieux pour dresser leurs tipis au camp d’hiver, à quelques kilomètres de là - ©Brice Portolano

La nuit est tombée lorsque j'arrive à Mörön, 40 000 habitants. Une nouvelle journée de route m'attend pour rallier Tsagaannuur par une piste de terre. Je quitte mon hôtel au petit matin. Sur le chemin, les premiers arbres apparaissent : des mélèzes aux fines aiguilles, vertes en été, jaunes, puis rousses à l'automne avant de tomber soudainement dès les premières neiges. Au détour d'une montée abrupte, une superbe vue sur la lointaine vallée de Darkhad s'offre à moi. La steppe et la taïga cohabitent, dominées par les montagnes qui forment un mur difficilement franchissable et matérialisent la frontière russe.

Ceux qui vivent avec les rennes

À Tsagaannuur, l'ambiance est paisible. Les enfants jouent dans les rues parmi les toits de tôle colorés. Dans un petit restaurant, je déguste de délicieux beignets à l'agneau frits en admirant le lac, célèbre pour son poisson blanc à la chaire délicate. Ce sera mon dernier lien avec la ville avant d'enfin rejoindre les Tsaatan. Après plusieurs heures à cheval dans des plaines marécageuses, leur camp se fait enfin entendre. L'aboiement des chiens, d'abord, puis quelques éclats de rire. J'aperçois un tipi planté à l'orée du bois. Le poêle à bois qui fume trahit la présence de ses occupants.

Au détour d'un arbre, un premier renne lève la tête. Puis deux. Un petit troupeau observe mon cheval alors que je tente de me frayer un passage dans la taïga. C'est une vision féérique qui me marquera longtemps et dont je me souviens encore aujourd'hui avec précision.

Les éleveurs de rennes tsaatan sont un peuple turc de l'Altaï. « Tsaa » signifie « renne » en langue tsaatan. Les Tsaatan sont donc « ceux qui vivent avec les rennes » mais cette appellation, un brin péjorative, est celle que leur ont donnée les Mongols. Ils préfèrent se nommer de leur propre endonyme : « les gens de la Taïga ». Ils déplacent leur camp cinq à six fois par an afin d'assurer la bonne alimentation des rennes qui se nourrissent exclusivement de lichen, de mousse et d'herbe. Les cervidés sont utilisés pour transporter le camp et pour se déplacer lorsque la neige est trop épaisse pour les chevaux. Leur viande est également consommée mais seuls les individus les plus âgés sont abattus, lorsqu'ils perdent leurs dents et ne peuvent plus se nourrir. Le lait des femelles sert à fabriquer du fromage similaire au parmesan, et surtout à accompagner le thé salé.

Chaque soir, les éleveurs de rennes attachent leurs bêtes à proximité  de leur tipi. Les chiens du camp gardent les prédateurs à distance durant la nuit - ©Brice Portolano

Une quarantaine de familles vit aujourd'hui dans la taïga. Les enfants sont scolarisés à Tsagaannuur et rendent visite à leurs parents le week-end ou pendant les vacances. Lorsque je rends visite aux Tsaatan, je parcours le monde pour rencontrer des gens qui ont changé de vie pour se rapprocher de la nature. J'en ai tiré un livre intitulé No Signal.

Devenir éleveuse

Plusieurs guides mongols m'avaient parlé d'une femme, Zaya, qui vit avec les éleveurs de rennes et se serait mariée à l'un d'entre eux. J'ai donc contacté Zaya pour lui rendre visite et venir documenter son quotidien. Mongole, elle rentre dans son pays d'origine après avoir passé son adolescence aux ÉtatsUnis et étudié les relations internationales à Shanghaï, en Chine. Elle cherche à découvrir son pays et se fait embaucher par une ONG qui œuvre à la préservation du mode de vie tsaatan. C'est ainsi qu'elle rencontre Ultsan, un jeune éleveur de rennes dont elle tombe amoureuse. À la fin de sa mission, Zaya décide de s'installer avec lui dans la taïga et de devenir éleveuse à son tour.

Zaya et Ultsan ont tous deux un grand sens de l'humour et m'accueillent chaleureusement sous leur tipi. Nous vivrons ensemble une dizaine de jours. La vie est rythmée par le mouvement des rennes.

Zaya se lève tôt pour traire les femelles. Le troupeau est ensuite emmené sur les hauteurs du camp pour paître, surveillé par Zaya ou Ultsan qui se relaient. Aidés de leurs chiens, ils veillent à ce qu'aucun renne ne s'égare. Car le loup représente un réel danger, notamment à la fin de l'été lorsque les premiers coups de froid arrivent de Sibérie. Une harmonie règne entre tous les membres du camp et il est d'usage d'entrer dans un tipi sans frapper ni demander la permission. Les membres de la communauté se rendent visite et discutent longuement. Les tipis sont plus sommaires que les yourtes mais restent confortables. On y mange des tsuivan, des nouilles mongoles cuites accompagnées de pommes de terre et de viande.

Animisme ancestral

Le tourisme représente à la fois un défi et une aubaine économique pour les Tsaatan qui vendent de l'artisanat et accueillent des voyageurs chez eux. Mais cette influence extérieure peut aussi tendre à modifier leurs rites chamaniques et totémiques ancestraux. Animistes, les Tsaatan ont développé une pratique du chamanisme au fil des siècles. Le chaman agit comme un messager et fait le lien entre le monde des hommes et le monde des esprits. Ces derniers se trouvent partout : dans les arbres, les sources, les montagnes ou les ongon, supports sacrés fabriqués par l'homme en forme de figurines.

Mon guide me mène jusqu’au camp des Tsaatan. Alors que nous traversons un terrain marécageux,  il remarque des traces de loup au sol - ©Brice Portolano

Les tambours utilisés pendant les cérémonies permettent au chaman d'entrer en transe et d'établir un contact avec les esprits pour les questionner ou formuler des demandes. Les chamans savent aussi lire dans les étoiles et interpréter les craquelures créées par le feu sur une omoplate de mouton.

Dans la région se trouvent des ovoo : amas de pierres à la forme pyramidale auxquels sont attachés des khadag, tissus bleus à offrandes. Ils représentent le lien entre le ciel et la terre, et sont souvent installés au sommet des montagnes, sur des cols ou sur les rives d'un lac. On s'arrête près d'un ovoo pour tourner trois fois autour avant d'y jeter quelques pierres. Cette perception du monde s'applique à tous les espaces. Ainsi, dans un tipi, comme sous une yourte, une division spatiale s'observe : l'espace à gauche est réservé aux invités, celui du fond aux proches et l'espace à droite est celui des propriétaires. On ne jette aucun déchet dans le feu car celui-ci est sacré.

La vie chez les Tsaatan est ainsi régie par de multiples codes mêlant chamanisme et traditions qui accentuent encore un peu plus le dépaysement. C'est une fois le rythme des éleveurs de rennes adopté que je prends enfin le pouls de cette Mongolie ancestrale

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