Rencontre avec Blanche de Richemont : Partir pour apprendre à rester

En discutant avec Blanche de Richemont, on comprend que le départ est bien plus profond que le simple fait de s’en aller. Au-delà de ce qu'elle appelle « ses départs fondateurs », la philosophe, écrivaine et voyageuse, voit en chaque jour un nouveau départ.
Sauter dans l’inconnu, se dépasser, s’élever, apprendre... Pour Blanche de Richemont, qui sillonne sans relâche le désert depuis sa jeunesse, prendre le large dans ces espaces où l’essentiel est maître, permet de se trouver soi, pour mieux revenir. Nous l’avons interrogée sur les enseignements tirés de ces milliards de départs.
Tout a un départ dans la vie : les actions, la matière, les pensées. Même cette interview. En tant que philosophie, écrivaine et voyageuse, que représente le départ pour vous ?
Blanche de Richemont : Je perçois plusieurs formes de départ. Pour moi, il y a toujours quelque chose de l’ordre de l’enfance et de la page blanche. Chaque départ est un saut dans l’inconnu. Ensuite, il y a le fait de se lancer. Comme le point de départ d’une interview, d’une course, car on va se dépasser. On ne reste pas là où on est. Quoi qu’il arrive, on se dit, c’est de là que je pars, mais je pars vers quelque chose. C’est une dynamique d’évolution. Tout ce qui n’évolue pas meurt.
Le départ, c’est toujours le premier pas vers l’évolution, quelle qu’elle soit.
Dans votre histoire personnelle : quels sont selon vous les départs qui ont eu un impact sur la personne que vous êtes aujourd’hui ?
Blanche de Richemont : Le mort de mon frère à l’âge de 15 ans. J’avais 21 ans. Ça a été mon départ fondateur. C’est là que je suis partie dans le désert pour la première fois. En un mois d’intervalle, j’ai vécu deux départs qui ont changé ma vie. L’un, qui était une mort et l’autre qui était une naissance à moi-même. C’est surtout un basculement, le point de départ vers qui on est vraiment. Quand tout à coup quand on va vers quelque chose qui nous ressemble totalement. Chacun de mes voyages dans le désert a été fondateur. Ce que j’aime dans le terme de départ, c’est qu’on n’est pas encore parti.
Il y a cette rêverie, l’imaginaire qui s’agite dans ce moment de transition un peu flou : on n’est pas encore parti, mais on n’est déjà plus là où l’on est.
Un certain nombre de vos travaux portent sur la joie et le courage pour garder l’élan envers et contre tout. C’est aussi ça le départ, une histoire de courage ?
Blanche de Richemont : Pour moi, ce qui demande le plus de courage, c’est de rester. Mais cela dépend de la nature des gens. J’ai passé ma vie à partir, pour apprendre à rester. C’est-à-dire que j’ai voulu vivre chaque jour comme un nouveau départ. Par le voyage, pour apprendre à aventurer ma façon de voir le monde. On part chaque jour en voyage, dès qu’on ouvre les volets, quand on arrive à voir chaque lever de soleil comme un départ. Aujourd’hui, même si je ne quitte pas ma maison, ce sera une découverte, j’apprendrai. Quand j’ai suivi la caravane de sel au Mali, on me disait : tu as du courage. Pareil quand je suis allée m’isoler dans une cabane en plein hiver, quand je suis partie vivre avec des contrebandiers ou quand j’ai vécu avec des contemplatifs, dans la brousse en Guinée. Mais pour moi, ça ne demandait pas du tout de courage. Je trouve que ça demande plus de courage, de cuisiner tous les soirs avec joie.
Il y a plus de courage à ne jamais s’éteindre qu’à partir.
À l’inverse, est-il une fuite ?
Blanche de Richemont : Quand je partais dans le désert, tout le monde me demandait : « Mais tu fuis ? » Je leur répondais : vous vous levez le matin avec la radio, vous passez votre journée à voir des gens, le soir, quand vous rentrez, vous allez prendre un apéro, dîner, regarder un film, vous coucher, vous vous réveillez dans ce bruit, dans cette agitation, dans ce monde. Moi, dans le désert, je suis en silence, je marche, il n’y a rien, je suis dans un bain d’essentiel. Qui fuit le plus ? Vous ou moi ? Où est la fuite quand on se fait face ? Il y a plus de fuite à enfermer ses journées dans un agenda surchargé qu’à passer une journée à marcher dans le silence du désert. Tant mieux si on s’en va, si on ose la rupture, si on ose autre chose. L’intérêt, c’est de savoir revenir et rester.
Comment faire lorsqu’on a perdu l’étincelle, justement ? Comment la rallumer ?
Blanche de Richemont : Pour rallumer la flamme, il faut se forcer. Un jour sur deux, je cours, mais je déteste ça. En revanche, j’aime les effets que la course produit sur mon corps et mon esprit. J’écris toute la journée, donc j’ai besoin de prendre l’air, regarder les oiseaux, les fleurs du printemps. Même quand je suis fatiguée, je me force à y aller. À notre époque, on croit ne devoir faire que ce qui nous plaît, mais je pense que grandir, c’est aussi se forcer à aller dans des directions qui ne sont pas les plus évidentes pour nous. Récemment, j’ai emmené des femmes dans le désert pour donner des conférences. Je n’impose que deux choses : dormir à la belle étoile et marcher en silence. C’est le total opposé de leur quotidien. Elles sont reparties bouleversées, transformées, heureuses, parce qu’elles se sont forcées à aller ce vers quoi elles n’iraient pas toutes seules. Si on attend que ça nous tombe dessus, ça n’arrivera pas.
Il y a une figure féminine par excellence qui vous a poussée à sillonner sans relâche le désert : Isabelle Eberhardt. Comment la lecture de ses récits a-t-elle nourri vos voyages physiques et intérieurs ?
Blanche de Richemont : Quand j’ai suivi la caravane de sel, quand je me suis retrouvée au carrefour de toute la contrebande saharienne au Mali, ou que j’étais dans des situations un peu complexes, penser à elle me donnait beaucoup de courage. Dans ses aventures, elle a tout traversé, tout affronté, avec une dignité, une grandeur d’âme et d’être qui étaient stupéfiantes, sans jamais se plaindre. Elle a dû se transformer en homme, elle a vécu avec des légionnaires dans des pays en guerre et elle a réussi, avec dignité et poésie. Chaque fois que j’étais dans des situations où j’avais envie de me plaindre, où j’en avais marre, penser à elle m’élevait.
Le partage, comme celui des récits écrits, on le retrouve aussi autour du feu dans le désert, lorsque tout est réduit à la simplicité. À quoi cela donne-t-il naissance ?
Blanche de Richemont : Ça nourrit l’essentiel en nous. Lors de mon dernier voyage dans le désert, à l’heure d’un déjeuner en plein soleil, je suis allée m’asseoir toute seule à l’ombre d’un tamaris. Une autre femme est venue me rejoindre. Elle voyait que je prenais des notes. Je me reposais, je regardais en l’air. Elle est restée près de moi et ne m’a pas adressé la parole une seule seconde. Pour moi, le fait d’avoir partagé un silence comme ça nous a beaucoup reliées, plus que si elle m’avait parlé. Il y avait quelque chose en nous de bien plus respectueux. Ces partages de silence et ces partages de mots qu’on se dit dans le désert sont vrais. Ça nourrit notre âme. Je pense que l’objectif de l’être humain, c’est de grandir en son âme, de rayonner de ce qu’il est profondément. Surtout aux heures de l’intelligence artificielle. Plus on nourrit notre âme, plus on rayonne et plus on est fort pour tout affronter dans sa vie.
Parmi vos publications, on trouve deux ouvrages aux titres similaires : Éloge du désert, votre premier livre, et trois ans plus tard, Éloge du désir. Au-delà de la musicalité de ces mots, quel lien faites-vous entre désert et désir ?
Blanche de Richemont : En creusant la thématique du désir en tant qu’élan de vie, j’ai compris qu’il y avait une résonance extrêmement claire entre les deux. Le désert réveille le désir de vie, le désir d’être en profondeur, le désir d’aller au plus haut de soi-même ou le désir d’être. Mais quand je dis le désir d’être, c’est être sans paraître, c’est être qui nous avons envie d’être et qui nous pouvons être. Personne ne rentre du désert en ayant éteint ses désirs. Au contraire, quand on sort du désert, on a un désir de vivre encore plus fort encore. On touche à quelque chose d’essentiel, c’est la flamme intérieure qui est ravivée la journée sous le soleil, le soir au coin du feu et la nuit sous les étoiles.
Avec nos voyages, nous cherchons à mettre chacun en mouvement en pleine nature pour changer les esprits et transformer le monde. Marcher, bouger, est-ce le début de la liberté ?
Blanche de Richemont : La marche en pleine nature, par le retour à l’essentiel, par l’épure que la vie sauvage impose, permet à l’humain de se rendre compte à quel point il est beaucoup plus capable qu’il ne l’imagine. Il connecte avec sa véritable dimension. Les voyages que vous proposez sont une résistance à la tiédeur. Ils réveillent l’ardeur de vivre. Et surtout, ils ouvrent les esprits parce qu’on sort de nos petits mécanismes de pensée, on sort de sa zone de confort, on comprend qu’il y a des milliers de façons d’être au monde. La véritable liberté pour moi, c’est de se vouer corps et âme à ce qui parle au plus fort de nous. Grâce à la vie sauvage, à la marche, on peut se voir en face. On sort de nos schémas, de nos conditionnements, on se libère. La liberté, ce n’est pas seulement la liberté de partir, c’est la liberté de se soumettre à son idéal. Les gens qui partent tout le temps sur les routes, on dit qu’ils sont libres, mais en vérité, ils ne sont pas libres : ils sont esclaves du voyage. La liberté, c’est savoir se passer de tout. La liberté, c’est aller bien, même quand tout va mal.
Le voyage nous apprend à faire ce chemin. Ce ne sont pas les départs qui nous rendent libres, c’est voir chaque instant comme un départ.
Biographie :
1978 - Nuit à Paris au printemps.
2004 - Publie Éloge du désert, premier livre inspiré par sa passion pour le Sahara.
2005 - Part pour une traversée de deux mois dans une caravane de sel entre Tombouctou et Taoudeni, expérience racontée dans Le Livre des déserts (2006).
2007 - Écrit Éloge du désir, une réflexion philosophique nourrie par ses voyages.
2008 - Fait paraître Pourquoi pas le silence, son premier roman, avant de repartir explorer le désert aux côtés de contrebandiers
2009 - Publie Les Passions interdites, portraits de figures éprises d'absolu
2011 - Fait paraître son deuxième roman, Harmonie, poursuivant son exploration des quêtes d'intérieures. 2015 - Rencontre en Inde le sage Vijayananda et raconte cette initiation spirituelle dans Le souffle du maître, qui reçoit le prix Alef.
2017 - Diffusion Petit dictionnaire de la joie, ouvrant la voie à des conférences et ateliers en France et en Belgique.
2023 - Publie Allez, courage ! Petit traité de l'ardeur, un appel à l'élan vital et à la force intérieure.
